

La Lettre de Transition Plus
N°57 Printemps 2025
EDITO
Ce qui est certain c’est que rien n’est certain.
Dans un monde professionnel en perpétuelle mutation, nous sommes des navigateurs confrontés à des vents changeants et des courants imprévisibles. Que faire lorsque les repères habituels ne sont plus garantis ? Lorsque le cap qui semblait clair devient soudainement flou ?
L’incertitude nous met face à nos limites. Elle nous oblige à abandonner nos tracés, à questionner nos choix, à envisager de nouvelles options. Et bien qu’elle soit la vie même, selon le mot de Bergson, nous la vivons souvent comme une menace et la redoutons.
Comment la regarder en face, l’appréhender, la prendre comme une donnée avec laquelle composer ? En un mot : comment se préparer à l’incertitude ?
Pour répondre à cette question, nous avons interrogé un marin et navigateur de haut niveau, Sidney Gavignet, vainqueur de la Route du Rhum en 2018 (classe mono), qui, au cours d’un longue carrière entre vents et marées, a fait de l’incertitude son quotidien. De son expérience sur la mer, il a appris que la clé pour gérer l’incertitude réside avant tout dans la connaissance de ses ressources et dans son aptitude à lire subtilement son environnement.
En complément, un article analyse quelles compétences majeures doit développer un cadre dirigeant pour conduire sa carrière dans un monde irrémédiablement incertain.
Nous vous souhaitons bon vent et espérons que cette lettre vous aidera à aborder l’incertitude avec confiance… et peut-être même avec enthousiasme !
Cordialement plus.
L’équipe de rédaction

Après 4 Cap Horn et 7 Cap de Bonne Espérance, plus de 30 courses transatlantiques, des victoires et des records en double, en équipage et en solitaire, et des mésaventures mémorables, Sidney Gavignet a créé Cap Horn Consulting, faisant le lien entre ses expériences et apprentissages du large avec des équipes internationales et multiculturelles et le monde de l’entreprise.
Qu’est-ce que l’incertitude pour un marin ?
C’est une réalité.
En mer, comme en montagne ou dans le désert, on évolue dans un milieu de grande nature, on ne peut pas se raconter d’histoire, on ne peut pas se mentir face à la réalité du terrain. À terre, dans la société, on peut se cacher derrière du déni ou falsifier la réalité, mais pas face à la grande nature qui, en s’imposant comme une réalité, est une école d’humilité. Moi-même en tant que marin, j’ai connu cela : on progresse, on prend de l’assurance dans son savoir-faire, dans son leadership, et notre ego grandit, et on en vient à confondre ce qu’il nous dicte et l’intérêt du collectif, et ce faisant, on accorde moins de confiance aux autres, on prend plus de charge sur soi, jusqu’à ce que le poids devienne trop lourd, on s’isole et on trace gentiment le chemin vers un burnout ou vers de grosses erreurs.
Ce sont ces erreurs qui nous remettent sur nos pieds et nous confrontent à la réalité. L’incertitude pour un marin c’est avant tout une réalité et un positionnement humble face à cette réalité.
Comment le marin vit-il l’incertitude ?
Avec joie, voire avec excitation. C’est ce qui fait la beauté du large : sans incertitude, ce n’est pas très fun. Et d’ailleurs ce n’est pas réaliste. Nier l’incertitude révèle un problème d’ego, suppose qu’on est tout-puissant, qu’on contrôle tout, qu’on a un pouvoir surnaturel. Or dans la nature, dont nous faisons partie, on s’adapte en permanence à ce qui se passe, on ne contrôle rien.
Comment un marin se prépare-t-il à l’incertitude ?
Une fois qu’on largue les amarres, on n’a pas d’autre choix que de faire avec les moyens du bord : le bateau, l’équipage et le matériel. Se préparer, c’est déjà les connaître et pour cela, avoir tout éprouvé en conditions réelles. Tout doit être testé sur l’eau : la fatigue, le matériel, les capacités de l’équipage. Rester au sec ne permet pas de progresser. Prendre des risques, se confronter à des vents forts ou faibles, ne pas avoir peur de casser est essentiel en période de préparation.
Sur un bateau, se connaître c’est aussi mieux appréhender les autres : comprendre son propre mécanisme, comprendre ses émotions sont autant d’outils pour être en relation. Face à l’incertitude, il faut faire usage de créativité. Ce qui passe par de la liberté d’esprit et par la présence à bord d’un spectre de compétences larges qui se complètent.
Si tout ne repose que sur des experts pointus et que l’un d’eux fait défaut, on est en difficulté. Si la personne qui sait comment marche le dessalinisateur est absente et qu’on n’a pas la notice à bord, comment fait-on ? Ce qui importe dans la composition d’un équipage, c’est qu’aucun curseur ne soit à zéro.
Pour l’équipage comme pour le matériel on cherche à embarquer le moins possible. Un bateau de course doit être léger et d’expérience on sait que certaines pièces et certains matériaux peuvent servir à plein de réparations. Voilà pourquoi on a besoin d’expériences face à l’incertitude.
J’ai perdu une fois un homme à la mer, près des côtes croates. Pour me cadrer face à l’émotionnel, je me suis tenu au process et j’ai passé 20 minutes à contacter les secours à terre, alors que j’aurais dû me concentrer sur la recherche. Le process qu’on nous avait appris à suivre est une base mais qui manquait de pertinence dans la réalité de ce moment. Peut-être pouvait-il s’appliquer pour un équipage de 25 personnes, mais nous n’étions que 4.
Bien sûr il faut avoir une direction et une préparation, mais chaque situation d’incertitude qui se présente est différente et pour la gérer, la lucidité prévaut : on doit coller à la réalité de ce qui se passe et de ce qu’on a à bord, entre les mains.
En quoi l’incertitude de la navigation maritime prépare-t-elle les marins à mieux vivre l’incertitude dans la vie ?
Naviguer oblige à garder un regard large sur les situations, à développer une forme de clairvoyance. Quand on est pris dans la compétition, on a quelque chose à prouver, on a une vision pointue, focalisée comme celle des prédateurs. Mais face à l’incertitude, il faut ouvrir le regard pour davantage observer, ressentir et capter les signaux faibles ou fins.
Les femmes navigatrices que j’accompagne, comme Clarisse Cremer, ne sont pas embarrassées par leur testostérone et ont souvent une approche plus subtile et réceptive, ce qui leur donne un avantage dans la gestion de l’incertitude. La qualité du féminin face à l’incertitude réside dans son ouverture et sa capacité à recevoir l’information. Cultiver cette aptitude, c’est apprendre à capter les signaux faibles et à mieux réagir. Cette notion de culture intérieure rejoint le bouddhisme : on peut cultiver en soi la créativité, l’ouverture et l’intelligence émotionnelle pour mieux vivre l’incertitude.
Le lien entre le cerveau et le corps, notamment via le nerf vague, illustre que l’analyse d’une situation ne passe pas uniquement par l’intellect, mais aussi par la perception corporelle. En entreprise, un dirigeant peut ressentir un risque sans preuve tangible. Ignorer cette intuition peut être une erreur. Le charisme d’une personne, qui influence un groupe sans explication rationnelle, montre que certaines perceptions dépassent le cadre du visible et du raisonnement logique.
Se préparer à l’incertitude, c’est réveiller et cultiver ses potentiels internes pour être plus en phase avec le contexte, qu’il s’agisse de crises économiques, de conflits ou de transformations sociétales. Nos sociétés et notre culture tendent à endormir ces capacités naturelles, alors qu’elles sont essentielles pour s’adapter aux réalités changeantes du monde.
Que diriez-vous à un dirigeant que l’incertitude déstabilise ?
Je lui dirais : quelle belle opportunité ! L’incertitude aujourd’hui est partout. Si elle vous déstabilise, vous n’avez pas d’autre choix que de vous occuper de vous et de prendre soin de vous. Quel cadeau !
Se préparer à l’incertitude dans sa carrière
Inconnu et incertitude ne sont pas exactement synonymes. L’inconnu, c’est ce que nous n’avons jamais expérimenté, l’incertitude ce dont nous ne pouvons être sûrs.
Dans une carrière, l’incertitude est omniprésente : une prise de poste dont les contours restent flous, une restructuration annoncée mais dont l’impact demeure hasardeux, un marché qui évolue plus vite que nos compétences…
Face à cela, notre premier réflexe est souvent de nous accrocher à des éléments stabilisants. C’est humain. Mais c’est aussi une illusion. Se préparer à l’incertitude, c’est accepter que la stabilité absolue n’existe pas et que le changement est moins une menace qu’une donnée de l’équation.
• Accepter l’incertitude pour mieux la gérer
L’incertitude fait peur. Elle remet en cause notre sentiment de maîtrise et notre confiance en nous. Pourtant, ceux qui réussissent à traverser les turbulences sont ceux qui savent faire place au doute, sans pour autant se laisser paralyser. L’humilité est alors une qualité clé. Être humble ne signifie pas se sous-estimer, mais reconnaître qu’on ne sait pas tout, qu’on ne maîtrise pas tout. Un bon dirigeant ne cherche pas à avoir toujours raison mais à composer avec l’imprévu en ajustant sa trajectoire. Il sait qu’il n’existe pas une seule réponse à un problème, mais plusieurs voies possibles.
Accepter l’incertitude, c’est aussi reconnaître qu’elle peut être une opportunité : si on l’accueille, elle peut ouvrir des perspectives insoupçonnées. Une réorganisation brutale peut être l’occasion de repenser son rôle, une remise en question de
son poste le bon moment pour envisager un changement de cap, un marché qui évolue rapidement l’opportunité d’acquérir de nouvelles compétences.
• Développer des compétences d’adaptation
Plutôt que de chercher des certitudes, mieux vaut développer une capacité à ajuster son cap en fonction des circonstances. Cela passe par la créativité, la curiosité et une forme d’agilité mentale. Être capable de penser en scénarios alternatifs, ne pas s’accrocher à un seul plan mais toujours avoir un plan B – voire un plan C – est la bonne attitude pour avancer dans un monde incertain.
• S’entourer intelligemment
Un réseau diversifié apporte des perspectives, des conseils et parfois des opportunités inespérées. Ce qui nourrit réellement la réflexion et offre de nouvelles opportunités, c’est la diversité des contacts. Des profils issus d’autres secteurs, des mentors, des anciens collaborateurs, des personnes aux parcours différents permettent d’ouvrir le champ des possibles et d’éviter l’enfermement dans une vision unique.
La lettre de Transition Plus est éditée par Transition Plus – 1, rue de la Banque 75002 Paris – Tél. 09 67 82 14 55 – Directrice de la publication : Domitille Tézé Comité éditorial : Nicolas Bontron, Valérie Féret-Willaert, Sophie Thoral, Emmanuel Pérard, Alix Gautier – Directeur de la rédaction : Michel Clavel Conception & réalisation : M. Guillemot – Crédit photos : M. Perdriel – Dépôt légal : mars 2025. Retrouvez ce numéro sur notre site : www.transitionplus.com